Thomas Huber, Grosses Bankmodell, 1991 Coll. Mamco |
Thomas Huber, Grosses Bankmodell, 1991 in cycle L’Éternel Détour, séquence printemps 2013 |
Grosses Bankmodell est une installation de Thomas Huber composée de la maquette d’un édifice et d’objets divers. Elle cristallise bien des éléments de son univers comme, par exemple, l’importance donnée à la polychromie, l’attachement à la figuration. Mais c’est aussi le titre du texte d’une conférence (La banque. Une représentation de la valeur) généralement prononcée par l’artiste devant l’installation dont elle accompagne, par des mots, les formes plastiques. Car ici formes et signes coexistent. Créée en 1991, Grosses Bankmodell est une manière de parabole visuelle et écrite dédiée à la place de l’art et de l’artiste dans la société, au rôle de l’argent, à celui du pouvoir et de la valeur en général dans le monde d’aujourd’hui. Elle consiste en la maquette d’un vaste bâtiment — une banque — posée sur une table. L’édifice, haut, ajouré et sans toit, rappelle les architectures visibles dans les tableaux de De Chirico. Il accueille l’artiste et ses outils de travail car le peintre va travailler à la banque. Pour Th. Huber, banquiers et artistes sont « les magiciens de l’apparence. Les créateurs et les gestionnaires des valeurs qui valent pour tous dans notre époque », d’où le fait que les seconds puissent œuvrer dans les mêmes lieux que les premiers. De plus, « les nouveaux marchés qui se sont ouverts au capital sont les tableaux » qui deviennent, de ce fait, le cœur de l’activité bancaire. Mais comment l’artiste-banquier aménage-t-il son atelier ? Il y amène tout d’abord ses animaux : un poisson, trois serpents, sept corbeaux, deux agneaux, un veau, un bec-en-sabot, un lion. Il recrée ainsi une manière de modeste arche de Noé, comme si le peintre avait aussi à faire avec la diversité zoologique du monde qu’il enregistre pour en conserver les aspects et la mémoire (dans la conférence qu’il a écrite, Th. Huber explique même que chaque espèce doit occuper une vitrine). Ce bestiaire est, par ailleurs, un répertoire des matières disponibles ici-bas : le poisson est en mercure, les serpents en plomb, les corbeaux en étain, les agneaux en argent, le veau en cuivre, le bec-en-sabot en fer et le lion en or pur. Là aussi, cette petite encyclopédie matérialiste fait de l’atelier-banque un conservatoire. Est-ce la raison pour laquelle « les animaux et l’artiste se sentent bien dans la banque » ? On trouve aussi et par ailleurs dans cette architecture utopique un savon et le coffre-fort de la banque. Ce dernier brûle en chauffant quatre grandes plaques qui forment une plate-forme. « La banque est un foyer. La banque est un fourneau. Elle est la pierre sacrificielle au beau milieu de la ville. » C’est que la valeur produite — par l’art, par le système financier — n’est que pure chimère, évaporation des choses réputées les plus précieuses, transformation de ce qui cherche à durer en une brume dérisoire suspendue au-dessus du spectacle des choses. Que le bâtiment le plus beau de la ville soit aussi celui du sacrifice et de la célébration d’un vide central posé au sein de la communauté humaine dit assez que sous les couleurs vives et joyeuses de Grosses Bankmodell circule sans bruit un drame à peine formulé. Lequel est requalifié par Th. Huber en des termes plutôt humoristiques qui le sauvent d’un destin simplement funeste : « la banque qui brûle, la fumée qui s’élève constamment de son toit sont la poésie de l’argent ». Un tableau et une aquarelle accompagnent cette présentation : ils représentent des volutes de fumée, car si la valeur part en fumée, il revient à la peinture, signe sans doute de son statut sans rival, et peut-être aussi de sa valeur finalement résiliente, d’enregistrer cette brumisation du monde (les braises du coffre-fort en feu permettent au peintre de chauffer ses pigments et de faire des images car la destruction est l’autre nom de la création). Fable ironique et poétique, Grosses Bankmodell donne aussi une image puissante de l’univers de Th. Huber : rigueur et absurdité, soin extrême porté à la réalisation des œuvres et fantaisie des formes inventées, polychromie dans l’espace et tonalité crépusculaire de nombre de constats philosophiques formulés par l’artiste nourrissent un parcours éminemment personnel qui lui permet d’occuper une place à part sur la scène de l’art actuel. Et que Grosses Bankmodell soit installée dans le musée d’une des plus importantes places capitalistiques actuelles, musée dont la création n’a été possible que grâce à l’implication financière d’importants banquiers genevois, n’est qu’un pied de nez supplémentaire adressé par Th. Huber — et l’institution — à l’ordre des choses. |
Thomas Huber est né en 1955 à Zurich ; il vit à Berlin. www.huberville.de/prestart_high_frz.htm |