Les docks que peint Yvan Salomone ne sont pas des lieux de départ ou des espaces de transit où se déploie la redistribution des produits de l’activité humaine. Ce sont des zones délaissées, privées de toute présence, avec des navires en attente ou en cale sèche, des quais vides, des grues immobiles, des rails arrachés, des baraques de chantier isolées, des brise-lames démantelés, des containers empilés, des véhicules arrêtés, des entrepôts, des gravats. Parfois le sentiment d’abandon est tel que l’observateur a tendance à se raccrocher à tout ce qu'il peut désigner : une inscription, un escalier, un élévateur, des sacs entassés… L'expérience peut s'apparenter à celle que Robert Smithson avait relatée dans « Les Monuments de Passaic » : à la suite de la visite d'une zone suburbaine en pareille déshérence, il parlait d'un pont, de butées de béton ou d'une drague comme d'un paysage de « ruines à l'envers », qui n'avaient rien de la « ruine romantique, parce que les édifices ne tombent pas en ruine après avoir été construits, mais qu'ils s'élèvent en ruine avant même de l'être ».
Mais si leffet de ruine et de pittoresque que peuvent receler ces peintures savère aussi évident, aussi inexorable, cest surtout parce quil est dû à une vision cristalline de la composition pour laquelle tout, jusquau désordre même, semble ouvertement prémédité. Cette préméditation commence dès les premiers stades de la démarche de lartiste qui choisit dans un stock de photographies quil prend lui-même des images quil projette sur la toile et quil retravaille en fonction de leur transfert par la peinture. Cétait déjà le cas des grands panoramas (57 x 388 cm) quil réalisait au tournant des années quatre-vingt-dix, mais cela na pas changé depuis quil a opté en août 1991 pour laquarelle. Des aquarelles quil réalise au rythme dune par semaine sur un format toujours identique (104 x 145 cm). La dernière semaine de décembre 1996, il peint dailleurs une copie du célèbre « mazzochio » de Paolo Ucello un modèle de chapeau florentin en forme danneau géométrique à facettes qui allait devenir un symbole de la perspective et qui chez lui peut être vu comme un signe de cette dimension cristalline de la composition. Les traces de séchage de la couleur qui contaminent ses aquarelles, même sil est plus adéquat ici de parler de sédimentation que de cristallisation, peuvent aussi être comprises comme une métaphore du travail pictural. Une métaphore qui prend dautres résonances puisque Y. Salomone parle à leur propos d« un rideau de larmes », d« un assèchement de pleurs ».
À loccasion de lexposition, Y. Salomone publiera par ailleurs un livre « Genève 351 » (tiré à 100 exemplaires) qui peut apparaître comme une allégorisation de son travail pictural. Une publication précédente, « Paris 260 » (1997), intégrait ses aquarelles à un réseau dimages où elles croisaient une pin-up des années cinquante, une planche anatomique, une radiographie, une page de « Lulu » de Wedekind, des uvres dart : le « Gilles » de Watteau, la dernière peinture dEdward Hopper où on le voit avec sa femme venir saluer le public comme un comédien à la fin dune représentation. La reproduction de la dernière peinture de Giorgio de Chirico, « Fin de siècle », et celle dune installation de Joseph Beuys, « La Fin du XXe siècle », confirmaient cette atmosphère de fin de partie. Il en ressortait l'idée que chaque peinture dY. Salomone délimiterait un moment critique dans lequel chaque spectateur aurait à se projeter, comme dans un coup de dés.
|