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Remy de Gourmont, Musées
La Petite Ville, Paris, Mercure de France, 1913 ; Rezé, Éditions Séquences, 1994

Armand Silvestre, Le musée Ouweston
Les Facéties de Cadet-Bitard, Paris, Ernest Kolb, 1890

 
  
   
Armand Silvestre, Le musée Ouweston

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La jolie petite cité de… — appelons-la Potinville pour ne chagriner personne —, pouvait se vanter d’enfermer dans l’enceinte naturelle que lui faisait une délicieuse rivière semblant une ceinture d’argent, un des échantillons les plus complets de l’hypocrisie provinciale. Les habitants crevaient d’envie de se faire mutuellement cocus, — car l’adultère peut seul consoler les exilés départementaux —, mais ils exerçaient les uns sur les autres une si maligne surveillance qu’ils s’en empêchaient mutuellement. Au lieu de s’entendre pour fabriquer en commun des cornes ! Faut-il que les hommes soient bêtes et méchants ! Ah ! la loyauté en affaires est une rare chose. Mais non. Chacun tirait à soi l’ennuyeuse couverture de la sagesse et se privait volontiers d’un plaisir, à la condition d’en voler son voisin. Pas moyen d’ailleurs de tromper les yeux jaloux. Les promenades suburbaines étaient, comme à dessein, plantées d’arbres également espacés et sans le moindre embroussaillement de futaie mystérieuse. Pas de rue déserte. Pas d’hôtel complaisant. Pas d’estimables proxénètes. Rien pour les amours illégitimes. Rien, rien, rien !
        Aussi fut-ce une joie en dedans, muette et générale, quand le musée de figure de cire anglo-américain du sieur Ouweston se vint installer pour un mois, sur le cours. Un musée comme tous les autres, avec des personnages historiques qu’on change de paletots quand le gouvernement change, un certain nombre d’horreurs médicales et quelques scènes d’assassinat. Pour l’illusion encore et comme toujours, un certain nombre de mannequins vêtus à la mode, dans des attitudes différentes, semés sur le chemin, et destinés à augmenter l’illusion, les naïfs les prenant pour des êtres vivants et les saluant en s’excusant de passer devant eux, ce qui fait rire les autres. Le premier de ces faux visiteurs était assis à l’entrée, le second lisait un journal, le troisième était en train de fermer le tiret de caoutchouc de son parapluie. Tout cela était d’un intérêt médiocre, et je ne dirai jamais assez combien ces exhibitions me sont désagréables, à moins qu’un véritable artiste, comme Ludovic Durand, ne les anime et ne leur donne une réalité plastique. Combien, autrement, ces images colorées sont plus loin de la vie que les statues unichromes, que le bronze ou le marbre ! Mais ce qui mit le musée Ouweston immédiatement à la mode à Potinville, c’est qu’on y vit un lieu de rendez-vous possibles, un asile pour les amoureux. On pouvait entrer là comme par hasard, pour regarder M. Pasteur, par exemple, donnant la rage à un cochon d’Inde, en réalité pour se retrouver et causer un moment à la dérobée. Alors, bien des aveux s’échangèrent, bien des mains se cherchèrent, et ce fut comme une révolution bienfaisante dans cet inhabitable pays.


II

Le maître avoué Tournebite, qui adorait depuis longtemps la receveuse des postes, mademoiselle Élodie Lepet, put lui glisser ces mots à l’oreille, tout en lui recommandant une lettre : « Dans la poche du troisième muet du Musée ! » Et il voulait dire du troisième de ces bonshommes mis en bourgeois, comme vous et moi, et qui faisaient, dans la large tente, aux sinueux chemins, un commencement de foule. Retenu par sa grandeur administrative au rivage, — M. Tournebite étant premier adjoint – il n’avait pas encore condescendu à aller visiter ce spectacle. Il se réservait pour une occasion et l’avait enfin trouvée. Mais il s’était fait décrire les lieux par d’autres visiteurs, pour ne point se tromper, et ainsi avait-il choisi, en connaissance de cause, sa boîte aux lettres.
        Pendant qu’il faisait cette petite visite à sa future bonne amie, madame Tournebite recevait, des mains d’une servante dévouée, ce petit mot de son cousin qui habitait Paris et que son mari ne connaissait pas : « Cher ange adoré, j’ai reçu ton avis. Je pars. Je serai à Potinville à quatre heures et irai tout droit au musée de figures de cire que tu me signales. Enfin, mon idole, nous allons pouvoir causer un instant après une si longue absence ! Je me meurs depuis ton départ. Ce maudit mariage m’a tué. Ah ! que tu as été faible, Palmyre ! Mais, si vraiment tu m’aimes encore, il y aura d’heureux instants pour nous et l’avenir nous consolera du passé ! Ton fidèle et malheureux parent : Cadet. »
        Comme vous l’avez deviné déjà, ce collatéral amoureux, qui n’était autre que notre ami Cadet-Bitard, avait été fort dérangé, dans ses projets, par l’hyménée de sa cousine et par l’arrivée du maître avoué Tournebite dans sa famille. Mais c’était, comme vous le savez, un garçon de cœur, obstiné en ses tendresses, et qui ne s’était pas découragé. De son côté, Palmyre n’avait pas tardé à regretter d’avoir un chicanous pour époux. Très habile à ruiner les clients, Tournebite l’était moins à rendre une femme heureuse. Et puis, préoccupé comme il l’était de mademoiselle Lepet, négligeait-il déjà la sienne, bien que leur union ne remontât pas à plus d’une année.
        À l’heure de l’arrivée du train, Cadet-Bitard faisait son entrée, et dix minutes après il était sous le dôme de toile du musée Ouweston. Il y avait été devancé par madame Tournebite, délicieuse, à vrai dire, dans sa toilette de printemps. Car on était au temps fleuri des idylles et cette étrange bucolique était bercée, au dehors, par la chanson innombrable des oiseaux battant des ailes dans les feuillages tendres qui faisaient du cours un immense jardin.


III

Ô joie de se retrouver avec des âmes vraiment éprises et ferventes, après avoir pu douter longtemps l’un de l’autre ! Il est un Dieu pour les cœurs sincères. Tous deux se trouvèrent seuls d’abord en ce mal commode mais unique lieu de rendez-vous, et se purent regarder longuement, les yeux dans les yeux, les mains dans les mains, avec des baisers captifs, mais impatients de s’envoler sur les lèvres. Il la trouva plus belle que jamais, sous sa chevelure noire aux veines bleues, avec sa bouche souriante, sur la nacre à peine entrevue des dents, dans son corsage clair d’où sa poitrine émergeait, impertinente, sous la transparence d’une gaze, plus modelée en chairs qu’auparavant par les mains du mariage, lesquelles n’ont pas leurs pareilles pour mettre au point ce qui fera les délices des coupables amours. Ah ! jeunes gens ! Au nom de la morale et de vos propres joies, ne vous attaquez jamais aux vierges. Laissez les justes noces préparer vos nobles plaisirs et gardez-vous d’en vouloir à l’ouvrier patient qui vous confectionne un chef d’œuvre autrement enviable que l’innocence ! Vous profiterez d’ailleurs de la grippe où on le prendra, un jour ou l’autre, par une loi inexorable, et la comparaison vous fera une source nouvelle légitime de fierté. Oui, tout maladroit qu’il était aux choses sacrées de l’amour, ce décrotteur de papier timbré avait mis sa pierre – la première et la plus fondamentale – à l’édifice de la beauté parfaite de madame Tournebite, alors dans tout son épanouissement. Il avait magnifiquement et libéralement préparé ces voies – si j’ose m’exprimer congrûment ainsi – au vainqueur à venir, à celui qui arriverait un jour portant les myrtes en fleurs d’Éros au front et qui était, pour l’instant, l’heureux et déjà connu de tous Cadet-Bitard.
        En bien peu de temps, ils se dirent bien des choses, Cadet et elle, buvant l’haleine l’un de l’autre, ne se lassant pas de se regarder, dans la tiédeur voluptueuse qu’un jour déjà chaud d’avril mettait autour d’eux, sous ce jour transparent que tamisait la tente, et qui tombait avec des matités d’ambre sur le sable fin. Ah ! ce qu’ils se fichaient des portraits des membres du nouveau cabinet ! Je vous jure qu’ils ne parlaient pas politique. Ils avaient mieux à faire de concerter une rencontre prochaine à Paris, où une fausse lettre de sa tante appellerait madame Tournebite, et de combiner pour le soir même, dans la nuit sans lune, un complément d’entrevue au bout du jardin.
        Il allait lui prendre un baiser, quand elle devint toute pâle : « — Mon mari ! » murmura-t-elle, et elle disparut derrière un groupe de cire, plus légère que Galatée derrière les saules virgiliens. Cadet, qui avait une venette épouvantable que l’avoué eût vu quelque chose en entrant, — car c’était bien M. Tournebite qui était entré —, eut une inspiration de génie. Comme autrefois la femme de Loth subitement changée en statue de sel et devenue comestible, il se figea, pour ainsi parler, dans la pose où il avait été aperçu, immobilisant son geste comme dans une photographie vivante et instantanée, de façon à être pris, par un homme qui ne l’avait jamais vu, pour un des mannequins de cire dont j’ai parlé plus haut, habillés, comme nous, à la moderne. Il était justement entre le deuxième et le troisième, prenant par conséquent, pour qui venait de la porte, le rang de ce dernier. Il s’acquitta si bien de ce rôle de tableau vivant que l’avoué s’y trompa absolument. Détail comique et de mauvais goût : M. Tournebite commença par lui lâcher sous le nez, sûr qu’il était de l’impunité, un vent qu’il retenait depuis longtemps. Impossible de tirer son mouchoir ! Le pauvre Cadet huma la prise tout entière sans avoir seulement le droit de dire : ouf ! Après quoi, son vaporisateur tira rapidement un poulet de sa poitrine – j’entends la brûlante lettre qu’il avait rédigée pour mademoiselle Lepet, et la lui glissa, comme il l’avait annoncé, dans la poche droite de son pardessus. L’avoué, qui n’était venu que pour cela, tourna rapidement le dos ensuite avec une nouvelle explosion de gaîté et sortit. Car, pour rien au monde, il n’aurait voulu être vu causant familièrement avec la directrice des postes. À peine eut-il franchi le seuil que Palmyre jaillit de sa cachette, toute joyeuse du péril passé. Elle sauta au cou de Cadet, qui lui conta que son mari était tellement distrait qu’il l’avait pris certainement pour une boîte aux lettres. Vite, ils fouillèrent, trouvèrent, lurent ensemble et sautèrent de joie. C’était une déclaration adultère, au premier chef, et en bonne forme, avec phrases ambiguës pouvant faire croire à une liaison déjà ancienne. Pauvre sieur Tournebite ! comme ils le tenaient, maintenant. Palmyre, qui avait pressenti les sympathies de son mari pour mademoiselle Lepet, ne douta pas un instant. Aussi quand celle-ci entra, à son tour, dans le musée, pour chercher l’épître de son galant, est-ce elle-même, madame Tournebite, qui la lui tendit en lui disant :
        — Voilà, mademoiselle, ce que M. Tournebite m’a remis pour vous.
La malheureuse faillit tomber à la renverse. Cadet, qui avait des influences, la menaça généreusement de la faire destituer, et madame Tournebite d’un procès scandaleux qui serait sa perte. Elle demanda grâce.
        — Soit ! dit Palmyre, mais donnant donnant ! Vous nous octroyerez tout à l’heure l’hospitalité dans votre chambre et vous veillerez sur notre sûreté.
La pauvre Élodie accepta tout. L’un après l’autre, Cadet et Palmyre entrèrent à son bureau par la porte interdite au public, par laquelle on ne manque jamais de vouloir entrer. Nec sit mihi credere tantum ! comme il est dit dans l’admirable églogue de Gallus. Dans ce temple sacré de l’administration ; derrière ces persiennes fermées où le mystère des correspondances s’abritait, où se faisait, entre des mains s’étant levées pour un serment solennel, l’échange des sentiments par courriers affranchis ou non ; sous l’égide du secret professionnel; à deux pas de ces facteurs loyaux et fidèles, obscurs serviteurs de l’État qui veulent bien nous remettre souvent nos lettres, un citoyen vivant des lois, presque un législateur, fut cocufié indignement, à tête que veux-tu, avec impunité et délices. Moi qui suis toujours pour les amoureux, j’en suis personnellement enchanté. M. Tournebite n’a qu’à prendre sa revanche. Mademoiselle Élodie, avec son petit air bureaucratique et son pince-nez qui a l’air juché sur une queue d’oiseau, tant son petit nez est mobile et retroussé ! n’est pas non plus un morceau à dédaigner.


IV

En regagnant Paris, le lendemain, Cadet-Bitard, qui ne manquait jamais de faire des vers en voyage, le chemin de fer étant, par son rythmique mouvement même, un merveilleux métronome, ajouta, à son volume des Sonnets fantasques, celui-ci :

 

Flirtation

Oubliant la langue des sens
Pour ne vous plus parler que d’âme,
À vos pieds je voudrais, madame,
Me fondre en propos innocents.

Et, vous jurant que je ne sens
Pour vous qu’une pudique flamme,
D’un très mystique épithalame
Vous chanter les couplets décents.

Et vous, sans sourire à la bouche,
Craintive et même un peu farouche,
Pure comme un lys qui pâlit

Au moindre souffle qui l’effleure,
Vous m’écouteriez – jusqu’à l’heure
Où nous nous mettrions au lit !



Armand Silvestre, Les Facéties de Cadet-Bitard, Paris, Ernest Kolb, 1890