En 1992, lors de sa première exposition à la galerie Metro Pictures, Jim Shaw présente en lieu et place de ses propres œuvres, sa collection de tableaux de brocante. Réalisées essentiellement par des amateurs, à des fins privées, ces peintures ne peuvent être assimilées aux objets que l’on trouverait dans des musées d’art populaire ou d’art brut. La plupart sont bien trop mal faites pour être légitimées par une quelconque catégorie de l’histoire de l’art. Même lorsqu’elles sont signées, ces œuvres restent anonymes : on ne connaît rien de l’intention de leurs auteurs, ni du contexte dans lequel elles ont été produites. Le champ iconographique parcouru, du plus puissamment banal au plus bizarre, est lui aussi dégradé. La collection abonde d’œuvres d’inspiration surréaliste, mais qui nous arrivent ici via l’usage industriel qu’en a fait la culture rock et psychédélique des années soixante-dix, avant d’être remâchées une fois encore par des adolescents en chambre. Ce sont des images arrivées en fin de course, juste avant de perdre définitivement forme. Il en va de même pour l’aspect matériel des objets : à l’instar d’une des pièces, maculée de sperme, cette collection, riche aujourd’hui de plus de quatre cents pièces, est constituée de rebuts.
Cette résistance à linterprétation et au jugement esthétique participe paradoxalement au sentiment détrangeté que lon éprouve face à ces objets, et leur donne la qualité singulière recherchée par J. Shaw. Chaque pièce de la collection charrie une charge émotive, personnelle, et atteste ainsi de processus de refoulement, de troubles psychiques de la personne, de délires obsessionnels en tout genre, de tout un petit théâtre quotidien dénué de raison.
Regroupées en « sections » (« Portraits », « Fantasmes d’adolescents », « Tableaux Psychotiques », etc., des catégories correspondant le plus souvent à des périodes d’acquisition de l’artiste), les œuvres portent un titre descriptif qui laisse néanmoins transparaître l’humour de J. Shaw qui, par exemple, s’obstine à voir apparaître à plusieurs reprises le visage de Gertrude Stein dans des portraits anonymes. Présentée selon un accrochage de salon compact, la collection de tableaux de brocante met en place un gigantesque espace de projections fantasmatiques. À la lisière de l’informe, elle apparaît alors comme une surface polyphonique, faite de césures et de références à la fois internes et externes à l’ensemble, qui demande une mise au point conceptuelle constante de la part du spectateur. De même que les propres œuvres de J. Shaw (« My Mirage » ou « Dream »), les tableaux de la collection de brocante peuvent être perçus comme un agrégat de sources hétérogènes, comme des moments d'une histoire personnelle ou des fragments d'une histoire culturelle collective.
Surgit alors une apocalypse d’une banalité confondante, avec son cortège de gourous, de rock stars, de femmes de présidents. Un cortège que viennent hanter une femme à la coupe cheveux 'new wave', un enfant hurlant avec un mouton paniqué, un ange triste attendant un rendez-vous galant dans une chambre violette, un homme avec trois bras ensorcelé par des filles, un bébé à la porte du paradis, un caniche et un enfant qui s’embrassent… Un cortège de névroses quotidiennes où viennent s’abîmer, au bas de l’échelle socio-économique, toutes les valeurs idéologiques dominantes et contestataires de l’Amérique d’après-guerre.
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