« Michel-Ange de l’art électronique », « missionnaire visionnaire », « terroriste culturel », les qualificatifs ne manquent pas pour évoquer ce pionnier de l’art vidéo qu’est Nam June Paik, né en Corée en 1932 et installé aujourd’hui à Düsseldorf et New York. De ses premières performances aux installations multi médias, en passant par les bandes vidéo, les « télévisions préparées » et les « sculptures vidéo », la contribution de N. J. Paik à l’histoire et au développement de l’art vidéo est considérable. Avec un sens aigu de l’humour et de la provocation, il élabore sans répit des stratégies vouées à déconstruire et réinventer le langage, le contenu et la technologie de la télévision. « L’art vidéo, ce n’est pas seulement un écran et une bande, c’est la vie toute entière ».
Après avoir étudié la musique à Tokyo, Nam June Paik part pour l’Allemagne en 1956 et entre, deux ans plus tard, au laboratoire de recherche du studio de musique électronique de Radio Cologne, où travaillent Karlheinz Stockhausen, René Köring, Kagel. Dans le même temps, N.J. Paik présente ses propres « actions concerts » et gagne une certaine notoriété au cours d’interventions surprenantes : il coupe la cravate de John Cage, jette des oeufs sur le public, plonge dans des baignoires, réduit en miettes pianos et violons. En 1961, il rencontre George Maciunas, le fondateur de Fluxus, et poursuit, dans le cadre de ce mouvement, concerts et performances.
Se développant aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, Fluxus s’essaie à toutes les fusions, et mêle musique, action, arts plastiques et verbe. La personnalité de John Cage plane au-dessus de toutes les têtes et des liens se tissent entre des artistes tels que Joseph Beuys, George Brecht, Wolf Vostell, George Maciunas, Robert Filliou et tant d’autres. Des concerts, expositions et performances se multiplient, à New York et dans toute l’Europe, de Moscou à Nice. Fluxus devient international.
Fort de ces expériences menées au sein de ce mouvement, N.J. Paik investit un nouveau médium : l’image électronique. En 1963, il présente à la Galerie Parnass de Wuppertal une « Exposition de musique et de télévision électronique ». On y voit, posés à même le sol, treize téléviseurs préparés (sur les modèles des « pianos préparés » de J. Cage), branchés sur des générateurs de fréquences, ne diffusant rien d’autre que des images composées de zébrures et de striures. La télévision abstraite est née, et le geste de N.J. Paik ouvre la voie à l’art vidéo. L’image électronique, qui peut être travaillée de façon nouvelle, peut désormais s’aborder sous un angle radicalement différent et original.
À la fin des années 60, une révolution technique va bouleverser le monde de la télévision : l’invention de la cassette vidéo, qui va permettre une large distribution de l’art vidéo. Selon une légende tenace, N.J. Paik installé à New York dès 1964 achète le premier Sony portable mis sur le marché et réalise le jour même sa première bande, en filmant la visite du Pape Paul VI. À la même époque, il rencontre la violoncelliste Charlotte Moorman avec qui il réalise de nombreuses performances, comme « l’Opéra Sextronique » (1967), interrompu par la police qui arrête les deux protagonistes pour outrage à la pudeur, ou « T.V. Bra for Living Sculpture » (1969), où deux moniteurs T.V. (diffusant en direct les images des premiers hommes sur la lune) servent de soutien-gorge à la violoncelliste. Déclinant installations, sculptures, bandes vidéo et diffusion par satellite, il met à l’épreuve les nombreuses facettes de ce qu’il nomme « la télévision expérimentale ».
Monument incontournable de l’art vidéo, « Global Groove » est certainement la plus connue des nombreuses bandes vidéo que N.J. Paik réalise. Fortement influencé par les théories sociologiques de Marshall Mac Luhan, ce manifeste pour une culture basée sur la communication universelle s’inscrit volontairement dans un monde saturé par les médias. Les images se superposent frénétiquement, des publicités japonaises de Pepsi Cola interfèrent avec des performances d’artistes. Humphrey Bogart et Richard Nixon font de brèves apparitions…« Ceci est un aperçu de la vidéo de demain, lorsque vous aurez accès à toutes les télévisions du monde et que le programme T.V. sera aussi épais qu’un annuaire téléphonique. » Ainsi commence « Global Groove » qui, par un éclectisme typiquement post moderne, par l’affirmation d’une syntaxe radicalement innovante, confère à l’image cathodique un nouveau statut.
Fasciné par la notion de temps, N.J. Paik donne à ce tissu même de notre existence une nouvelle dimension. « Pouvons-nous inverser le temps ? » se demande-t-il dans l’un de ses travaux. Opérant des mélanges détonnants, il alterne les séquences accélérées avec les plans immobiles, le documentaire avec l’image de synthèse, les textes sacrés avec les annonces publicitaires, l’Est avec l’Ouest. Une étrange unité temporelle émerge de ses compositions et sert de fil conducteur dans nombre de ses réalisations.
Celles-ci ont pu être réalisées grâce à plusieurs innovations technologiques, comme le synthétiseur vidéo mis au point en 1970 par N.J. Paik et l’ingénieur Shuya Abe. Cet outil a révolutionné la technologie de la vidéo. À l’aide de quelques boutons, il est devenu possible de séparer toute forme de son contenu. À tout moment, la figure peut désormais être transformée, multipliée, voire même pulvérisée. Elle est ainsi constamment menacée d’un retour au point électronique qui la constitue sur le tube cathodique et n’existe de ce fait que dans le temps. Et ce dernier peut s’arrêter, s’inverser, se condenser.
Un tel instrument découle de la conception de l’image propre à N.J. Paik. En pionnier, il prit conscience d’une des spécificités fondamentales de l’image électronique. Contrairement à la pellicule cinématographique qui, de par sa sensibilité à la lumière, reproduit de façon irréversible des fragments de la réalité, l’image vidéographique dépend d’une information digitalisée et est de ce fait constituée de points susceptibles d’être recomposés à l’infini. Dès lors, tout est possible : l’artiste peut créer à volonté des espaces fictifs, des associations fantastiques où l’incessante métamorphose des images impose au médium un temps circulaire, opposé au temps linéaire du cinéma.
Marc-Olivier Wahler
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