Anita Molinero fait son cinéma : six ans après l’épisode Extrusoït, présenté au Mamco en 2006, elle sort Prequel : l’invention des origines. Cette exposition, conçue expressément pour le musée, est l’occasion pour l’artiste derepenser les gestes fondateurs de son travail.
On sent chez A. Molinero un plaisir désinvolte à fausser l’histoire. En faisant l’archéologie imaginaire de sa propre œuvre, elle coupe l’herbe sous les pieds du discours muséal et des instances classificatoires. Le récit de la vie et de la carrière d’un artiste est toujours une fiction, traditionnellement émaillée d’anecdotes toujours semblables. Parmi ces topiques, l’instant décisif, la première œuvre ou l’accident heureux sont des plus classiques. A. Molinero s’en joue et rejoue le film, se réinvente des prémisses, tout en s’offrant le plaisir de retrouver et d’anticiper des gestes qu’elle pratiquait à ses débuts. En 2012, elle réalise, sur la proposition du Mamco, l’aménagement de la station de tram de la Porte de la Villette à Paris. À ce projet ambitieux d’art dans l’espace public répond l’exposition du musée, qui explore un versant plus personnel, voire intime, du travail de l’artiste. Elle revisite ses années punk, durant lesquelles elle collectait des objets trouvés dont elle exposait les beautés minuscules cachées dans la matière.
Cette matière, plastique, tactile, multiple, et surtout, à partir des années 1990, soumise à tous les outrages, voilà sans doute la seule vérité dans cette histoire. Le cinéma est toujours une inspiration pour A. Molinero, en particulier celui de science-fiction : elle y voit d’extraordinaires matières mutantes, monstrueuses, mais toujours fictives, faites de carton-pâte et d’effets spéciaux. Fascinée par la fiction de ces matières, bien plus que par le scénario du film, l’artiste cherche à leur donner une réalité, les traque dans les entrailles des déchets, et dans les emballages qui les contiennent. Ces œuvres ne racontent rien d’autre qu’elles-mêmes. Elles n’illustrent pas un discours sur la surconsommation ou la pollution, elles envahissent par leur simple présence l’espace visuel, interpellent le regard comme un œil exorbité, confrontent le corps par le rappel de la violence qui les a déformées. Elles gardent trace de l’instabilité de leur état. À l’épreuve du feu, encore indécis entre le solide et le liquide, le plastique se déploie aussi en émanations ; mais ces nuées nocives n’ont rien des nébulosités duveteuses qu’on voit sur les tableaux, elles sont le symptôme d’une époque où le nuage est devenu menaçant. À l’ère du danger volatil et de « l’art à l’état gazeux », A. Molinero propose des sculptures au physique embarrassé et qui se donnent entièrement, ouvertes jusqu’à la déchirure. Elles présentent la matière qui se transforme, qui coule son existence chaotique, se ramasse, se fond, s’étire ou se recroqueville, se brûle jusqu’à devenir parfois un « caillou ultime », parvenu au dernier stade de ses modifications
possibles, vitrifié et chatoyant mais inerte.
On sent enfin chez A. Molinero un plaisir effronté à tirer la langue. « Ma sculpture est cette autre langue tirée jusqu’au sol », dit-elle ; cette langue qu’elle préfère au langage, comme elle préfère l’organe au discours. Elle tire la langue à la sculpture comme catégorie artistique, en revendiquant le mot pour mieux déjouer toutes les attentes qu’il suscite : massivité, solennité, beauté formelle, etc. Ses œuvres sont, elles, légères, emportées, hystériques. Elles appellent des gestes sans prestige : collecter, coller, brûler, tirer. Mais la sculpture reste, traînant son histoire dans laquelle A. Molinero prend une place singulière et qui, cette fois-ci, n’est plus faussée mais dissonante. Comme femme, elle s’empare d’un médium le plus souvent masculin ; comme artiste, elle refuse et sape le fétichisme voué aux œuvres d’art que pourtant elle crée. En conflit entre l’arrogance pop du matériau et la défaillance informelle, la sculpture d’A. Molinero est une brèche par où s’engouffre la jouissance du désastre.
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