À l’âge de 10 ans, Moke arrive à Kinshasa, élit domicile sur les marchés où il survit en peignant des paysages sur des cartons. Il réalise son premier tableau « populaire » en 1965, à l’occasion de la fête commémorative de l’indépendance ; il a représenté le général Mobutu saluant la foule en tête du défilé sur le boulevard du 30-Juin. Les toiles de Moke quittent pour la première fois son atelier pour entrer dans le circuit officiel avec l’exposition « Art Partout.(1) Moke Content », titre de l’un de ses tableaux devient son leitmotiv.
Comme la plupart des grands artistes populaires, Moke a installé son atelier au croisement des grandes artères Kasa-Wubu et Bolobo. Il est ainsi très en vue et totalement immergé dans l’urbanité, la vie quotidienne où il puise son inspiration. Moke a toujours travaillé en complète liberté, au-delà de toute référence. Il fait appel à la mémoire collective, à l’histoire locale. Sa peinture réaliste et exubérante témoigne de son observation minutieuse de la vie quotidienne kinoise : sapeurs(2), scènes de bar, rencontres galantes, rumbas et fêtes nocturnes, disputes de voisinage, transports publics, cérémonies, etc. Une culture populaire dans toute sa vigueur effervescente, chahuteuse, drôle et parfois amère. Toute la vie publique se retrouve dans sa production très prolifique qui mêle savamment le discours social et l’expérience esthétique. Moke est justement défini comme le « peintre reporter de l’urbanité ».
Il peint des personnages aux visages ronds, pleins. Un tracé linéaire noir délimite chacun d’entre eux sans soucis de ressemblance, ni même de perspective. Il utilise des couleurs industrielles, chaudes et vives en un mélange harmonieux qui donne à ses tableaux une atmosphère et une vigueur particulières. Le thème qu’il a choisi de développer est au premier plan, le reste du tableau est le plus souvent composé de personnages de « remplissage » où les détails sont escamotés. Moke réalise de nombreux tableaux sur le même sujet. Il en est ainsi de ses multiples représentations de la vie nocturne : bars, danses, concerts en plein air. Cet été, Moke a brossé pour la première fois un tableau d’un très grand format sur ce thème. S’il ne fait pas d’esquisse préalable, Moke structure précisément sa toile et détermine avec minutie la place qu’occuperont les éléments importants dans l’espace. Le résultat est impressionnant. À mon départ de Kinshasa, toute la rue parlait de cette œuvre qui connaît déjà un succès populaire comparable à celui d’un tube.
Moke signe le plus souvent « peintre Moke », ce qui montre que pour lui, la peinture est un métier. À part Cheri Samba, qu, lui, a fait école, aucun peintre populaire à Kinshasa na connu une carrière comparable, ni atteint une telle adhésion du public ; elle peut être comparée à celle que connaissent certaines figures de la musique congolaise.
Dans la nuit du 26 septembre 2001, Moke buvait dans son atelier une Skol Primus avec Cheri Samba. Personne ne se doutait que ce serait sa dernière. Peu après le départ de son ami, il fut terrassé, le pinceau à la main, par un arrêt cardiaque. Tout Kinshasa en est encore bouleversé. La ville vient de perdre lune de ses grandes figures, la plus talentueuse, la plus joviale et sympathique.
André Magnin, « Moke : peintre reporter de l’urbanité » in « Titouan Congo Kinshasa », Paris, Gallimard, 2001.
(1) « Art Partout », exposition d’art zaïrois moderne organisée à l’Académie des beaux-arts par Jean-Pierre Jacquemin avec l’aide de Badi Banga, président de l’AICA / Zaïre, pour la quatrième session du Congrès international des arts africains (CIAF). (2) Les « sapeurs » appartiennent à la petite bourgeoisie urbaine. Ils consacrent l’essentiel de leurs ressources à acquérir des vêtements portant la griffe de grands couturiers européens.
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