Personne n'est jamais allé sur Mars. Quelques sondes depuis une vingtaine d'années y effectuent des prélévements, des analyses et nous en font parvenir des clichés. Ces informations sont-elles à la mesure des fictions et des fantasmes que nous projetons sur la planète rouge ? C'est la question qu'Ingrid Luche soumet au spectateur avec « Sram No Tsol ».
Les pièces de I. Luche ont pour trait particulier de se glisser dans les systèmes d'information qui composent notre environnement, de les détourner et d'exacerber leur potentiel narratif : récits publicitaires ou médiatiques, mythologies scientifiques ou personnelles, superstitions, anecdotes… les fictions qui forment la trame de nos existences sociales délimitent le champ de ses interventions. Ainsi, avec les « Bestioles » (1994), elle mettait en scène un monde cauchemardesque de créatures façonnées à partir d'emballages et de résidus divers qui donnaient l'impression de pouvoir proliférer sans limites jusqu'à « déstructurer » le territoire occupé. Clones d'une vie domestique incontrôlable, ces créatures avaient été baptisées de noms « patine », « you were », « starpuff », « shoppinge » où s'énonçaient des rencontres non-fortuites, des coïncidences certaines, manières d'affoler le langage et les références. Le même enjeu présidait aux « Comparaisons biographiques » (1995) et aux « Échelles biographiques » (1997). Compilations de renseignements sur la vie publique et intime de diverses personnalités, ces travaux suggéraient des recoupements que le spectateur était invité à déchiffrer comme autant de traces d'un ordre apparemment précis, mais dont malheureusement il restait exclu, indéfiniment condamné à en interpréter les lacunes. « Images du monde » (1996-1998), rassemblement de documents et de publicités reprenant l'image de la Terre, et « Lounge Airlines » (1998), sorte de salon pour VIP dont les noms (Saddam Hussein, Vanessa Paradis, Marie-José Perec?) sont inscrits sur des appuie-têtes, sont d'autres moments / séquences de ces histoires en creux que I. Luche déclenche parfois autrement : tantôt, c'est de presque rien que naît la sensation de basculer dans l'étrangeté : un nuage de vapeur d'eau et une inscription (« Almonda's Juice ») avaient suffit à modifier l'atmosphère de la Place Bel-Air lors de l'exposition « Incubus Family » (Genève, 1999). Tantôt, ce sont d'énigmatiques moulages en grès ou en pâte à sel (« Pizza Diana », 1998) qui servent de support à la fiction. Dans tous les cas, ce qui est mis en évidence, c'est l'incongruité et la voracité de ce monde parallèle de fictions comme le montrent aussi les « Objets à alimenter » (1996), sortes de petites bouches béantes qui semblent prêtes à engloutir tout ce que le spectateur, dans sa crédulité devant l'inconnu, est prêt à leur accorder.
« Sram No Tsol » crée le substrat d'une rêverie paranoïaque que I. Luche avait déjà esquissée en 1995 avec « Morceau de lune ». À la simple « empreinte » d'une portion du sol lunaire se substitue ici tout un dispositif reposant sur un savoir technique et scientifique : des plans de Cydonia Region et de Chryse Planitia où se sont respectivement posées les sondes Viking en 1976 et Mars Pathfinder en 1998, une réplique du véhicule Rover Sojourner, des empreintes en ciment coloré et vernis de « pierres de Mars » ? Un savoir soumis et confronté à des interprétations condensées notamment dans les représentations des « Cydonian face ». Ces improbables visages sensés affleurer à la surface du terrain martien appartiennent-ils à cet imaginaire qui va des petits hommes verts à la « Guerre des mondes » ou à « Mars Attacks » ? Laissez-vous aller ; vos fantasmes ont peut-être déjà envahi le siège de votre pensée.
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