Depuis 1993, la projection est au coeur du travail de Pierre
Leguillon, celui-ci prenant
généralement la forme de diaporamas — accompagnés
de commentaires ou silencieux — réalisés par l’artiste. Son
projet pour le Mamco occupe la moitié du premier étage et est
lui aussi vertébré par le principe de la projection d’images, le
couloir latéral reliant les salles, éteint pour l’occasion, représentant
ici le chariot qui stocke et distribue, dans un projecteur,
toutes les prises de vue destinées à être regardées.
Si, dans l’exposition de Pierre Leguillon, quantitativement
la plus importante jamais proposée à ce jour, le couloir qui
mène aux salles reste dans l’ombre, c’est pour mieux laisser
apparaître la présence et la luminosité de ces dernières dans
lesquelles on trouve tout autant des objets que des images,
voire même un diaporama. Chacune des sept salles est occupée
d’une manière bien précise. Mais elle est aussi clairement
séparée des autres, donnant à la progression du visiteur
dans cette partie du musée la fonction de lier chaque moment spécifique du projet. En réalité, c’est en se déplaçant que le
regardeur opère un montage des différentes étapes de cette
projection monumentale étendue aux dimensions de l’architecture.
Et c’est bien de montage qu’il s’agit, chaque moment
de celui-ci correspondant à chacune des sept salles, étant
physiquement séparé de l’autre par une cloison. Plusieurs éléments généraux sont à relever dans cette mise en espace.
L’utilisation ludique ou plastique de ce dernier tout d’abord
(ainsi un néon de Dan Flavin est installé, comme il se doit,
sur un mur alors que dans la vie courante ce type d’objet est
au plafond, une bouteille est collée sur une cimaise à la manière
d’un tableau piège de Daniel Spoerri, de grandes images
semblables à des affiches sont mises au sol alors qu’elles sont
d’habitude destinées à être accrochées ou collées au mur...)
qui en fait ici un outil d’exploration du système des objets dans
sa dimension physique. Le rôle dévolu à la lumière et à l’obscurité ensuite : la salle dans laquelle l’œuvre lumineuse de Dan
Flavin est montrée, et face à laquelle est installée une pièce de
Ad Reinhardt, n’est éclairée que par cette dernière ; le couloir
est dans l’obscurité ; la salle dans laquelle est proposée une
projection de publicités Volkswagen n’est pas éclairée, autant
de façons de mettre en évidence (de mettre en lumière) et de
laisser dans l’ombre pour créer des relations délicates entre les
espaces et les formes, pour encourager la découverte. Enfin,
cette exposition est amplement dominée par le modèle — le
format — indépassable de la page. C’est lui qui traverse nombre
de dispositifs visuels à travers, par exemple, des images accompagnées
d’un commentaire, à travers la salle consacrée à Diane Arbus, ou à travers la mise en aplat du diaporama — non
pas son aplatissement mais sa dissection spatiale — dans un
espace dont un mur accueille l’inscription A Silent Show. Finalement,
c’est la délicatesse matérielle et visuelle du regard, de
son regard, que l’artiste explore et dévoile, une délicatesse qui
passe largement par la fréquentation de la page et de la feuille,
leur manipulation. Car pour P. Leguillon les images des images
sont le matériau du travail. Elles composent une vaste conversation
mutique et visuelle (« les images parlent aux images » selon ses propres dires) qu’il s’agit d’entretenir au sens de revivifier,
de continuer à faire vivre. Cela signifie qu’il part d’un
constat formulé par le philosophe allemand Walter Benjamin
selon lequel la reproduction occupe une place dominante
dans le monde actuel, et dans le monde de l’art tout particulièrement,
pour redonner une dimension auratique à ce qui, a
priori, l’a perdu ou a contribué à l’effacer. Et ce qui intéresse
ici l’artiste est l’écart — l’intervalle — entre les reproductions
qu’il s’agit d’inventer et de contempler simultanément. Ainsi
une barre de danse est installée sur le mur d’une salle, objet
a priori incongru dans un musée sur lequel il est recommandé de s’appuyer pour se délecter des images qui sont accrochées
juste au-dessus : est-ce parce que le diaporama est une chorégraphie
du regard, ou plus précisément une danse du souvenir,
de la mémoire et par conséquent de la pensée, que cet objet
impose sa présence décalée ? Danse libre, le titre de l’exposition,
est déjà une réponse à cette question et désigne ce qui
pourrait ressembler à une archéologie intime du regard.
Pierre
Leguillon est né en 1969 à Nogent-sur-Marne, il vit à Paris.
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