[...] Dans les ensembles « Broken shadows » (série de 27 dessins, 1998) et « Erased move » (série de 40 dessins, 2000), Christian Lhopital rend sensible une certaine prescience cinématique du dessin. Avec les « Erased move », il nous donne à lire dun côté à lautre de la feuille, le gommage du dessin dune petite bestiole poilue engluée dacrylique blanche. Lobjet qui fait pièce à une série de dessins est étrange, seuls deux yeux noirs émergent de la blancheur épineuse du corps, ébaubis devant leur propre image dessinée mais en voie de disparition. Tragique destin dune créature mi-sculpturale mi-picturale, assurément, y compris pour les marmottes en peluche, le monde nest plus une chambre denfant... Tout comme le mouvement dune horloge efface les secondes pour les rejeter dans le néant du passé, le mouvement de balancier de la gomme à bout de bras, est un geste compulsif, trahissant habituellement la gaucherie, le désir deffacer toute trace dun dessin inavouable. Ce geste de Christian Lhopital devient le principe re-constitutif dun dessein, où un outil voué à la déconstruction par lorthodoxie technique ordinaire, est ici retourné pour donner sa grâce au dessin. La gomme, les doigts, le chiffon, deviennent alors, comme dans dautres oeuvres, les instruments qui révèlent un caractère libre et résistant de lartiste. [...]
Pour Christian Lhopital, la gomme, ne se réduit pas à un petit bloc de repentir sous la pulpe des doigts ; effacer, chiffonner, cest dessiner. [...] La manière de Christian Lhopital est celle dun useur dimages. Il en polit le sens au plus près de lêtre, par-delà la rétine, tout comme le souhaitait Degas dans la série de paysages montrés chez Durand-Ruel. Pour Christian Lhopital, lusage de lusure est même sensible à travers le choix de lun de ses matériaux délection : le graphite nest plus seulement lâme dun quelconque crayon, en poussière il est usé au-delà de sa « durée de vie » solide normale. [...]
Dans le travail direct, à même la feuille, dun pulvérin graphité pour les six dessins de « Deux à trois gouttes de sauvagerie » (série de 6 dessins de 1999 présentés au Mamco au cours de lété 2002 dans « Jokes »), Christian Lhopital opte pour lutilisation de la plus simple des « ponces » sans poncif : les doigts de lartiste. Un dactylogramme coloré donne même sur certains dessins lindice de leur présence. Les figures flottent sur chacune des six pages, leurs positions relatives aux limites du format sont à la fois contenues et ironiques. Il y a là une forme dhumour assez japonais dont on trouve lorigine chez lun des plus féconds artistes de lukiyo-e, Hishikawa Moronobu, à qui lon attribue souvent l« Yoshiwara mura » de 1960 où ce flottement des corps à la surface du papier donne la pleine mesure de la geste amoureuse sur le rectangle du lit. [...]
Lusure dont Christian Lhopital structure ses « Erased move », est horizontale de droite à gauche ou de gauche à droite, on ne saurait dire, mais elle reste translation, elle écrit le blanc de la vitesse à lhorizon de la page, elle est une ouverture, et non une simple disparition. [...]
Face à la cataracte d’images, que déversent quasiment à la verticale de nos têtes les technologies contemporaines, Christian Lhopital préfère une cinématique horizontale, hommage à la véritable origine technologique du cinéma, celle d’Étienne Jules Marey en 1882. Dans un des dessins de la série des « Broken shadows », Christian Lhopital met en œuvre une suite horizontale où la photographie collabore, tout comme chez Marey, à la naissance du cinéma : une petite fille court vêtue y figure, en noir et blanc, habillée de blanc et de probité candide. Debout sur une estrade, elle prend place au milieu de ses concurrentes dessinées alignées comme pour un concours de beauté ou un casting. À leurs pieds un parterre dont on peut évaluer la concupiscence ne les regarde pas, ce sont elles qui les toisent, qui nous toisent... Dominant la scène en haut du format, un feston d’ornithorynques mateurs laissent pendouiller leur bec et les yeux ; c’est une sorte de drame qui se joue là, entre la verticale et l’horizontal... [...]
À sa manière, Christian Lhopital pose la question de la persistance rétinienne et interroge la psychophysiologie de la perception visuelle humaine. Cest en 1823 que le docteur Paris, un médecin anglais, découvre la persistance rétinienne et ses conséquences. Une perception sensorielle visuelle persiste environ un tiers de seconde après que lexcitation rétinienne a eu lieu. On voit mieux ici, pour la compréhension du fonctionnement du regard humain, limportance et la nécessité dune grande précision dans la manière de mesurer le temps... [...]
Paul Cabon, extrait de « Du grauche à droite ou l'éloge de la gaucherie adroite », in « Christian Lhopital, Turbulences », Vénissieux, 2002
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