La France et l’Allemagne sont-elles les seules à s’être fourvoyées dans la construction de fortifications destinées à empêcher la progression d’une armée ennemie sur le sol national ? Certes pas. Des palinodies célèbres de l’armée suisse, on connaît les « Toblerones », ces blocs de béton conçus comme barrages antichars aujourd’hui obsolètes, qui continuent de modeler le paysage alpin comme des clins d’oeil inattendus au Land Art. On connaît le « Réduit », système de fortifications édifié dans les années 1940 au coeur des Alpes en principe fondamental de la défense suisse et démantelé après guerre.
S’inscrivant dans ces productions du génie militaire, la série Hôpital souterrain (2007) de Maud Faessler trouve son origine dans une interrogation : pourquoi des hôpitaux militaires souterrains existent-ils dans un pays neutre qui n’a, a priori, pas besoin d’armée ?
Si vis pacem para bellum. D’origine incertaine, l’adage fait recette depuis l’Antiquité dans tous les pays du monde y compris dans ceux qui, comme la Suisse, affichent une apparente neutralité. Construits pour la plupart dans les années 1970 pour
résister à l’invasion soviétique, les équipements militaires qui représentent l’essentiel de la défense helvétique sont enterrés et ne figurent sur aucune carte. Au pays d’Heidi, ce ne sont pas seulement les trains qui agrémentent le quotidien des bovidés, mais aussi les armes secrètes qui jaillissent des verts pâturages au moindre séisme international, les bunkers transformés en maisons d’alpage, les mitrailleuses camouflées en rochers... Dans cette panoplie défensive, les hôpitaux souterrains ne sont pas oubliés. Les photographies de M. Faessler mettent au jour cet univers légitimé par le principe de prévoyance, fondement inébranlable de la société suisse. Unités d’urgence aux salles d’opération vides, installations flambant neuves, tableaux de commande tout droit sortis d’un film de série B, démodés avant d’avoir servi, couvertures pliées au carré sur des lits métalliques attendant ici des courbes de température, là le paquetage d’un blessé... tout est là dans la vacuité de l’attente, longue et vaine attente, qui fait écho à celle du lieutenant Drogo guettant l’arrivée des Tartares ou à celle de Zangra dans la chanson éponyme de Jacques Brel :
Je m’appelle Zangra et je suis Lieutenant / Au fort de Belonzio qui domine la plaine / D’où l’ennemi viendra qui me fera héros.
Cet univers, construit pour protéger l’homme de ses semblables, mais dont il est bel et bien absent évoque les machines célibataires qui hantent les tableaux du peintre surréaliste Konrad Klapheck.
Constituant un pendant à l’ensemble Hôpital souterrain, la série Autopsie (2006) ne s’intéresse plus directement à la société ou à l’industrie et ses dessous, comme le montre l’ensemble Bouteilles (2005) dans lequel M. Faessler s’attache à « portraiturer » les embouteillages ratés, elle s’intéresse plutôt ici à ce qui est de l’ordre du refoulé : le devenir du corps après la mort. Mais pas n’importe quel devenir, celui au cours duquel le corps passe dans des mains expertes qui le dissèquent pour comprendre comment la maladie s’insinue dans un corps, puis s’y répand avant de le terrasser. Les raisons pour lesquelles une jeune photographe s’intéresse sans morbidité ni voyeurisme aux autopsies et aux dissections, appartiennent à son histoire familiale. Ce faisant, elle s’inscrit dans une pratique qui s’origine dans l’intérêt de Vinci pour le fonctionnement du corps humain, dans La Leçon d’anatomie de Rembrandt (1632) ou dans les études de têtes et membres de suppliciés de Géricault pour le Radeau de la Méduse (1819). On retrouve ici l’ambiance aseptisée de la série précédente, médecins légistes, anatomistes, cadavres font cette fois partie du décor. La couleur verte fait le lien entre les deux séries, dégradé de vert camouflage pour la première, vert des blouses des chercheurs pour la seconde, une couleur qui permet à l’oeil des chirurgiens de se concentrer, dans une salle d’opération, sur le rouge, le sang, la chair, les organes. Les gestes sont précis, techniques, dénués de pathos ou de brusquerie même si les instruments rudimentaires utilisés peuvent évoquer des instruments de supplice.
Ces images parfois difficiles rappellent que « l’art n’est pas le salon de beauté de la civilisation », ce à quoi certains, voudraient le cantonner. |