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  Yves Bélorgey 

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Mamco, hors les murs
Intérieurs aux Avanchets  Rutault_Inventaire_T

Bujar Marika
Bujar Marika
Bujar Marika
Bujar Marika
Intérieurs aux Avanchets, 2013
80,5 x 80,5 cm chacun ;
graphite sur papier



 

 





Hors les murs, à la Maison de Quartier des Avanchets
du 15 novembre au 1er décembre 2013

Yves Bélorgey, Intérieurs aux Avanchets


La présentation des tableaux consacrés aux Avanchets, au cœur même de l’ensemble des Avanchets, est pour moi un événement exceptionnel à plus d’un titre. Les tableaux sont sortis de leur contexte précédent, celui du musée, pour être presque confrontés à leurs modèles. Cette exposition dans les lieux d’où ils sont issus, les rapproche de leurs spectateurs « naturels », je pourrais dire, de leurs acteurs, les habitants des Avanchets.
Il y a quelque temps, le Mamco, par la voix de Sophie Costes, m’avait suggéré de peindre un ou plusieurs tableaux de Genève, qui pourraient être montrés lors d’une exposition. C’est en 2010, à l’automne, que j’ai fait un premier séjour à Genève dans l’intention de revenir à mon atelier avec les photos que j’y aurais prises. Comme à mon habitude, j’ai fait un grand nombre de photos dans différents quartiers, à Meyrin, au Lignon, etc. Dès que je suis entré dans l’îlot des Avanchets, quelque chose m’a intéressé. J’ai assez vite interprété cet ensemble d’immeubles comme un paysage métaphorique. Ces immeubles de logements, abritant 5.720 appartements construits dans les années 1970, héritiers tardifs de l’histoire du logement social, ont été conçus dans l’esprit utopique du mouvement moderne. Les bâtiments polychromes se déplient comme des paravents que l’on dispose pour inventer temporairement un espace clos, tout en conservant des possibilités d’ouvertures. Ils rappellent les chaînes de montagnes des Alpes et du Jura qui longent Genève et forment un microcosme à l’échelle du quartier. Les montagnes, ici les immeubles, enserrent et protègent un grand jardin collectif très végétal, assez ouvert. L’îlot est très bien équipé : écoles, bibliothèque, ludothèque, salle des fêtes, petit centre commercial, espaces propices à des loisirs sportifs, maison de quartier et  centre œcuménique, où sont exposés les tableaux (on pourrait encore mentionner la volière, ou le théâtre de plein air, qui semble un peu abandonné). Je crois que c’est cette sensation paysagère qui a motivé ma décision de travailler sur ce quartier.
Les Avanchets ne sont pas un objet isolé autour duquel je peux tourner. C’est plutôt un espace englobant, un « grand ensemble », et la taille du quartier offre plusieurs points de vue et, donc, d’imaginer une suite de tableaux qui formeraient entre eux un espace à leur tour. Cela me semblait correspondre à ce que je devais proposer.
Ayant choisi de travailler sur les Avanchets, j’ai voulu vérifier et confirmer ce choix en retournant faire des photos dans une ambiance hivernale, au mois de janvier 2011, sous la neige. Au printemps 2011, j’ai d’abord peint quatre tableaux du même format (240 x 240 cm), sur Isorel, ce bois aggloméré qui correspond au Masonite, employé au XXe siècle par des artistes comme Josef Albers pour sa série Hommage au carré. Depuis un certain temps déjà, je pensais à ce matériau et à l’usage que je pouvais en faire. J’aime le travail de J. Albers et je m’intéresse à ses écrits sur la couleur. Les Avanchets, à travers le revêtement des immeubles, m’ont offert une occasion de réaliser cette suite sur Isorel1.
Avec le temps, les montages photographiques épinglés sur les murs de mon atelier ont suggéré trois nouveaux tableaux. J’ai toujours l’impression de ne pas répondre avec assez de force à telle ou telle situation. Les moyens de la peinture sont limités. Que sont-ils par rapport au millier de photos d’un reportage, ou d’un film ? En octobre ou novembre 2011, l’ensemble était terminé. Je l’ai montré une première fois dans une salle du Musée régional d’art contemporain Languedoc-Roussillon de Sérignan, à l’occasion de mon exposition Peintures sur dessins au printemps 2012.
Le tableau qui est fait de couleurs affirmées et (presque) pures (bleu, jaune, et rouge) montre comment le statut conceptuel (le langage) des couleurs lutte contre le phénomène perceptuel et mémoriel.
Je cherche à être fidèle à la mémoire perceptive, en interprétant ce que les photos ne transmettent pas parfaitement. Malgré cela, à l’atelier, j’ai perdu de cette précision, même relative, des couleurs perçues. Sur place, les couleurs sont bien plus terreuses, le rouge est plus proche d’un rouge terre (rouge de Mars) appelé communément rouge indien, le jaune plus ocre, le bleu plus jaune, comme sali... Chaque fois que je retourne aux Avanchets, cela me saute aux yeux.
Mais j’ai pensé bleu, jaune, rouge.
La couleur est un leurre, le tableau est une fiction. C’est par le moyen de la couleur que le tableau affirme le plus son autonomie. Car la couleur structure le tableau ou, pour mieux dire, les couleurs sont la vraie structure du tableau. J’ai commencé par ce tableau, mais l’intention était, dès le début, de peindre quatre tableaux en même temps, comme les plans verticaux d’un cube, comme un ensemble.
La polychromie des Avanchets est pour moi l’occasion de vérifier comment la couleur dans l’espace pictural peut répondre par analogie aux couleurs de l’espace construit. Le tableau avec les trois couleurs primaires est faussé, mais les autres tableaux correspondent mieux à la palette des couleurs, des couleurs dites naturelles, terreuses, analogues aux couleurs du paysage. C’est une confirmation du fait que les tableaux dépendent les uns des autres, se parlent et se corrigent entre eux. La comparaison avec le paysage passe aussi par les plaques colorées qui revêtent les immeubles. Elles semblent parfois reconstituer une perspective atmosphérique en partant de nuances plus sombres dans les parties basses, ocre rouge, violet, bleu soutenus, pour s’élever dans les étages supérieurs avec des couleurs plus légères jusqu’au blanc. Mais, évidemment, les immeubles construits ne pouvaient rendre la transparence de la perspective atmosphérique car les couleurs sont opaques. En revanche, le matériau utilisé, les plaques d’acier colorées, réfléchissent parfois la lumière ambiante. Les Avanchets font un paysage du fait des différents moyens de construction mis en œuvre (les bâtiments, les couleurs et la végétation).
Le quartier est identifié à cette polychromie2. C’est sa signature, ce qui le rend reconnaissable de loin. Le voyageur qui arrive de Bellegarde par le train peut voir les Avanchets sur sa gauche avant d’arriver à la gare de Cornavin. Si l’on veut bien prendre en compte cette dimension paysagère, ce qu’elle signifie dans la topographie genevoise, on ne peut plus avoir peur de ces couleurs. Cette polychromie n’est pas une arlequinade bigarrée, de mauvais goût, qui seule permettrait d’identifier (péjorativement) les Avanchets.
J ’exagère peut-être cette dimension paysagère. Les effets intégrateurs ne sont peut-être pas aussi sensibles aux habitants. Ces couleurs mélangées sont celles que l’on retrouve dans la vision atmosphérique. Mais, plus encore qu’un seul effet paysager, leur portée « cosmogonique » et englobante dans le territoire, représente finalement ce qui reste d’une utopie. Je pense aux dessins de la ville utopique de Bruno Taut dans son livre Architecture Alpine, « la ville de cristal (ou cristalline) » conçu pendant la Première Guerre Mondiale, à un moment où l’architecte-poète ne peut plus proposer qu’une utopie, un monde imaginaire, semblable à un exorcisme. Cette ville était située au centre de l’Europe, donc dans les Alpes. La palette de couleurs des Avanchets est aussi comparable à celle de Bruno Taut3.
La disposition des immeubles en bandes rappelle les barres rigides des grands ensembles français d’habitat social. Mais la raideur militaire des HLM voisins est ici assouplie par une légère irrégularité qui fait penser à une adaptation à la topographie, comme pour un jardin. Le plan au sol des barres d’immeubles forme deux grands losanges qui, vus d’un certain angle, pourraient dessiner une étoile. Ce dessin n’est pas celui d’une ville ni d’un village ni d’une cité. Les architectes n’ont pas cherché à reconstituer des rues, ils n’ont pas voulu faire un « village suisse ».
Les pieds des immeubles sont des colonnes ou des poteaux rectangulaires en béton. Ces éléments clairement structurels se prolongent dans les hauteurs en colonnes échancrées des balcons dont les angles sont variables : visibles, identiques et pourtant chaque fois différents. Au niveau du sol, dans cette forêt de béton, se trouvent les entrées des immeubles d’habitation, les locaux nécessaires au gardiennage, les abris pour les deux roues et différents passages et coursives abrités. Quelques colonnes sont peintes d’une couleur qui semble indiquer les entrées. De tableaux en tableaux, les saisons changent : l’automne est nettement marqué par un grand arbre orangé, l’hiver par la neige. L’îlot est bien relié au centre ville par le tramway : il y a deux arrêts aux Avanchets. Les voitures n’apparaissent pas dans les tableaux car les dessertes automobiles sont discrètes.
Il y a 7 tableaux dans la série, 6 d’entre eux étaient exposés au Mamco, l’hiver dernier dans une salle dont l’imposante fenêtre ouvrait sur la ville. Aux Avanchets, il s’agit d’une autre forme de présentation. S’agit-il d’une exposition dans l’espace public ?
Dans cette nouvelle présentation, les tableaux sont accompagnés de dessins de petit format qui montrent principalement des intérieurs d’appartements.
Ce qui est caché, protégé, ce qui n’est pas vu dans les tableaux, les intérieurs, est maintenant (discrètement) montré. Qu’est-ce que cela change ? J’ai souvent dit que je n’entrais pas chez les habitants, que je n’allais pas sonner chez les particuliers avec ma casquette d’artiste en prétendant ainsi détenir un « droit » à entrer chez les gens. Pour faire quoi ? De la sociologie, de l’aide sociale ? Certains font déjà un travail remarquable, ne confondons pas tout. Du porte-à-porte ? Pour vendre quoi ? L’appartement, refuge, est un lieu familial et privé.
J ’attendais d’être invité. Bien souvent, d’ailleurs, j’ai été invité et souvent ce qui me détermine à peindre un immeuble est un lien particulier avec une personne, une histoire personnelle. Mais, je ne cherche pas à faire des photos de l’intérieur de l’appartement pour respecter l’intimité de mon hôte, pour ne pas imposer mon travail dans toutes les occasions. Donc, pour être sociable, je me retiens d’être sociable.
Mes dessins ne sont jamais une esquisse préparatoire à un tableau. Il y a une séparation précise entre les motifs de mes dessins et ceux des tableaux, mais c’est dans les dessins que je me rapproche le plus de ce seuil entre le public et l’intime. Ils sont des entrées, parfois des portes ouvrant sur l’intérieur d’un logement.
Les tableaux montrent les espaces extérieurs, les passages, les entrées, au niveau du sol et, dans des vues plus larges, ils ouvrent sur des paysages. Pour les Avanchets, c’est très clair : les dessins noir et blanc, de plus petit format, représentent des intérieurs d’appartements et les tableaux sont comme les immeubles colorés. Les dessins sont dans le clair-obscur, noir sur blanc, comme les mots d’un texte. Ils sont comme un texte écrit (mêmes valeurs, tons contrastés). Ils évoquent le mode de vie, l’âge de l’habitant de telle ou telle chambre, etc. Ils font entrevoir une une biographie qui ne m’appartient pas.
Je pense depuis longtemps que la peinture ne trouve sa vraie intelligence, sa vraie dimension qu’en répondant à un motif exogène, sous peine d’étouffer en devenant un objet-marchandise. C’est la raison pour laquelle les tableaux sont une fiction, qu’ils fonctionnent comme une fiction. Par cette fiction, je m’adresse aux habitants. Habitants, spectateurs ou spectateurs-habitants, destinataires des tableaux, ils en sont les personnages naturels. C’est pour cette raison que j’ai toujours dit que le spectateur donne l’échelle des tableaux. Ici encore j’exagère un peu, il faut comprendre que si les tableaux s’adressent aux habitants, ils ne s’adressent pas forcément aux seuls habitants des Avanchets, ce serait simple et réducteur : ils s’adressent à l’habitant actif qui est à l’intérieur du spectateur.
Avec cette proposition de la Maison de Quartier, j’ai eu la sensation d’être comme un invité. Invité à quoi ? En tout cas, en guise de réponse à cette invitation, les dessins d’intérieur accompagnent maintenant les tableaux et paraissent même les introduire ou les anticiper : ils ouvrent sur les fenêtres ou les portes-fenêtres des balcons qui sont depuis très longtemps le principal outil de la fiction en peinture, « Le stratagème de la mise en scène faisant du tableau un univers de pure fiction » dit Rémy Zaugg4. Le cadre de présentation est changeant : l’hiver dernier, le musée et, aujourd’hui, le Centre œcuménique des Avanchets. Si le tableau et le lieu de présentation forment un tout, un environnement, la fiction des tableaux est-elle défaite, déjouée lorsqu’on présente les tableaux au cœur du sujet qu’ils traitent ?

Yves Bélorgey, été 2013


1.  Josef Albers (1888-1976), artiste ; achève sa formation puis enseigne au Bauhaus (Weimar, Allemagne). Emigre aux USA où il enseigne au Black Mountain College (Asheville, Caroline du Nord), puis à Yale (New Haven, Connecticut) ; auteur de L’Interaction des couleurs. Après la Deuxième Guerre Mondiale, il peint une série de tableaux sur Masonite : Hommage to the square.

2.  À la rubrique « Avanchets », Wikipédia qualifie les façades de bigarrées et biscornues. Ce genre d’adjectif montre au moins une forme d’incompréhension et une vision négative qui s’est ainsi imposée.

3.  Bruno Taut 1880-1938, auteur de nombreux livres : Alpine Architektur, Hagen, Folkwang, 1919, paru en français aux éditions du Linteau en 2005 ; Die Neue Wohnung, Die Frau als Schöpferin, Liepzig, Klinghardt und Biermann, 1925 ; Ein Wohnhaus, Berlin, Gebr Mann, 1927. Il part au Japon dans les années 1930 et publie trois livres sur l’architecture japonaise. Il a construit des bâtiments pour des expositions dont le Pavillon de Verre au Werkbund de Cologne en 1914, des grands ensembles de logements dont certains sont toujours habités, à Berlin par exemple.

4.  Rémy Zaugg (1943-2005), peintre, collaborateur des architectes Herzog et De Meuron, auteur de nombreux livres et commissaire d’expositions) in Conversations avec Jean-Christophe Ammann, Dijon, Art&Art, 1990, p 129.



Yves Bélorgey est né en 1960 à Châlon-sur-Saône, il vit à Montreuil.